Wolfgang Wackernagel

Une interview de Felizitas von Schönborn

 

paru à Genève dans Le Courrier
du Mardi 17 décembre 1996.

 

Felizitas von Schönborn : Comment se fait-il que Maître Eckhart, ce philosophe dominicain, prédicateur et mystique du XIIIe siècle, suscite encore de nos jours un tel intérêt ?

Wolfgang Wackernagel : Comme aucun autre penseur de l'Occident médiéval, Maître Eckhart est devenu une référence en matière de dialogue religieux : bouddhistes, chrétiens, juifs ou musulmans - et même des athéistes, comme Philippe Sollers ou Cioran se sont inspirés de lui. Ce dernier avait une fois écrit : "A quoi bon croire en Dieu, puisque j'apprécie Maître Eckhart sans cela."
Maître Eckhart a élaboré des conceptions originales, qui s'avèrent toujours fécondes aujourd'hui. Parmi les contradictions de notre époque, ses paradoxes semblent tout-à-fait modernes. Thèse et antithèse aboutissent à une "élévation dialectique", qui n'est pas sans rappeler les enseignements de certains penseurs orientaux.

FvS : Eckhart, c'est aussi le nom d'une sorte de compagnon légendaire. Par exemple, lorsque dans la Chanson des Nibelungen les Burgondes arrivent au pays d'Attila, ils rencontrent cet homonyme qui les avertit. Y-at-il un lien entre le Mystique thuringien et cette figure légendaire?

W.W. : Il y a certes quelques ressemblances typologiques entre Eckhart et son fidèle homonyme, mais ils ne sauraient être confondus. Cependant, des légendes concernant ces deux personnages se sont côtoyées à travers les siècles, et il n'est pas exclu que le charisme du nom ait déteint de l'un sur l'autre. L'étude de ces légendes montre en tout cas que les fabulations sur Eckhart ne datent pas du romantisme.

FvS : On sait que Maître Eckhart devint un haut dignitaire ecclésiastique et un célèbre prédicateur populaire. Pourquoi donc cet homme entra-t-il en conflit avec l'inquisition et l'église officielle?

W.W. : L'inquisition n'avait encore jamais accusé d'hérésie une personnalité d'un rang aussi élevé. Au commencement, il y avait sans doute des tensions politiques, des jalousies et différentes intrigues qui jouèrent un rôle. L'arrière-plan politique était envenimé par la rivalité acharnée entre "l'empereur hérétique" Louis de Bavière et le pape d'Avignon Jean XXII - qui fut lui aussi accusé d'hérésie à la fin de son pontificat! En 1326 l'archevêque de Cologne entama une procédure contre Eckhart. L'instruction fut confiée à deux Franciscains. A l'époque, une grande rivalité persistait entre ces deux ordres.
Cependant, Eckhart fut d'abord dénoncé par des membres de son propre ordre. Quelques "esprits frustes et mal famés" cherchaient à saper sa bonne réputation. Comme disait Eckhart, "l'insulte est la louange des méchants". Plusieurs procès ont eu lieu, d'abord à Cologne et ensuite à Avignon. De longues listes de pensées présumées hérétiques furent constituées. Finalement, 28 thèses hérétiques furent condamnées par une bulle pontificale de Jean XXII. On avait retiré des phrases isolées de leur contexte. Même dans la Bible, on trouve des phrases qui pourraient sembler scandaleuses, si on les cite hors de leur contexte. Il était très dangereux d'être accusé d'hérésie. On pouvait non seulement craindre pour ses biens et son oeuvre, mais aussi pour sa vie.

FvS : Eckhart était-il vraiment hérétique?

W.W. : Non. Pour se défendre, il dit: "Je puis me tromper (car l'erreur est humaine), mais je ne saurais être un hérétique, car la première chose relève de l'entendement, et la seconde de la volonté." Avec ses assertions osées, il ne voulait pas attaquer l'église, mais seulement en secouer la poussière des siècles. Au sens de l'église, Eckhart n'était certainement pas un révolutionnaire, comme Savonarole ou Luther. De nos jours, certains considèrent que l'accusation d'hérésie est presque un compliment. Que l'on songe au prestige de Giordano Bruno, Spinoza ou Nietzsche - et même à celui de Hans Küng ou Eugen Drewermann.

FvS : Est-ce qu'on s'efforce de réhabiliter Eckhart au sein de l'Église Catholique, comme ce fut le cas, il y a quelques années pour Galilée?

W.W. : Il y a environ une quinzaine d'années, à l'initiative d'un Dominicain anglais, une commission réunissant différents spécialistes s'est constituée. Le résultat de leurs travaux est un fort volume intitulé "Eckhart teutonique, homme docte et saint" (édité par Heinrich Stirnimann et Ruedi Imbach, de l'Université de Fribourg, en Suisse). Ce titre montre que selon la conclusion des experts, Eckhart devrait non seulement être réhabilité, mais canonisé.

FvS : Vous avez déjà dit que certains aiment à voir dans Maître Eckhart un passe-murailles entre différentes cultures.

W.W. : Non seulement entre différentes cultures, mais aussi entre différents courants de notre propre civilisation. Il y a eu récemment un colloque interdisciplinaire intitulé "L'âme dans la modernité", auquel participèrent des psychologues, des théologiens et des philosophes. Au cours des discussion, on s'est souvent référé au "génial analyste de l'âme" qu'était Maître Eckhart, parce qu'il a su réunir une approche philosophique, pastorale et thérapeutique de la psyché. Eckhart est une figure intégrative, qui peut nous aider à enjamber les espaces séparant différentes mouvances. Ainsi, le célèbre historien des religions Rudolph Otto a tenté de faire une comparaison entre Eckhart et Shankara (v. 788-820), la figure de proue de l'hindouisme védique. Selon Otto, le jeu réciproque entre âtman, l'âme individuelle et brahman, le principe créateur impersonnel, se retrouve chez Eckhart dans le rapport entre fond de l'âme et Déité.
Des penseurs d'Extrême-Orient, tels que D.T. Suzuki, parlent aussi d'analogies entre Eckhart et le bouddhisme. Arthur Schopenhauer avait déjà été frappé par de telles ressemblances. D'autres chercheurs ont mis en évidence des liens avec les penseurs islamiques, notamment avec Averroès (1126-1198), le grand philosophe et médecin arabe de Cordoue. Au XIIIe siècle, sa philosophie fut enseignée à l'Université de Paris, où elle causa de vives controverses. L'influence du judaïsme est aussi constatable chez Maître Eckhart, notamment par l'entremise de Maïmonide (1135-1204), qui vécut aussi à Cordoue, avant qu'il ne s'exile en Égypte, pour devenir médecin à la cour du légendaire Saladin.

FvS : Eckhart a-t-il aussi laissé des traces dans la littérature plus récente?

W.W. : Oui, il a notamment influencé Robert Musil, qui voyait dans la vie une sorte d'expérience. Son thème majeur consistait en une analyse précise, mais aussi ironique de l'homme dans l'effondrement de la monarchie danubienne. Pendant longtemps, il manquait un titre à son livre. Après avoir lu Eckhart avec enthousiasme, il s'en est non seulement inspiré dans certains passages de son livre, mais aussi pour son titre : L'homme sans qualités. Cependant, Musil a compris le fait d'être sans qualités d'une autre manière. Pour lui, un homme sans qualités est quelqu'un qui est perdu. Tandis que chez Eckhart, le fait d'être sans qualités signifie au contraire s'être trouvé soi-même.

FvS : Eckhart aurait-il quelque chose d'essentiel à dire à ceux qui cherchent leur voie aujourd'hui?

W.W. : Il y a manifestement aujourd'hui une grande demande, mais aussi une grande offre de spiritualité, dans laquelle on pourrait facilement se perdre. Parce qu'Eckhart ne saurait être réduit à une chapelle, son étude peut nous aider à équilibrer les extrêmes, et à aiguiser plus impartialement notre "discernement mystique". Ainsi, ses Instructions spirituelles sont à juste titre un Discours du discernement. Cela signifie que dans la vie spirituelle, il importe aussi de discerner la diversité des contextes - tels que l'intellect et les émotions, l'intériorité et l'extériorité, ou encore l'avoir et l'être.

FvS : Selon le psychanalyste Erich Fromm, Eckhart aurait analysé les dispositions de l'avoir et de l'être dans une clarté, qui n'a plus jamais été atteinte par la suite.

W.W. : Pour Eckhart, l'être et la vie ne font qu'un. Ce que fait une personne est moins important que ce qu'elle est. Toutefois, il n'est pas question de nier la valeur du faire, mais au contraire, il s'agit de le tremper dans l'être. L'avoir peut certes constituer un obstacle au détachement - il faut donc se détacher intérieurement. Fromm s'inspire de cette prépondérance de l'être pour l'opposer à l'avoir individualiste, et même égoïste, de notre société de consommation. Ce qui aurait sans doute déplu à Eckhart dans notre société de consommation, ce n'est pas le fait en soi de consommer, qui fait partie des nécessités de la vie, mais c'est le vide intérieur qui va de pair avec l'accumulation continuelle de biens matériels. Au fond, Eckhart était à la fois un ascète et un "bon vivant", qui savait apprécier les joies de l'existence.

FvS : Au cours de ce siècle, nous avons évolué d'une culture de la parole vers une culture de l'image. Eckhart a aussi cherché à savoir comment les images agissent sur l'âme humaine.

W.W. : Certains concepts eckhartiens sont à nouveau d'actualité dans les sciences contemporaines de l'image. Comme la philosophie de l'image se trouve au centre de l'évolution des technologies médiatiques actuelles, de nombreux centres se sont constitués pour en étudier les retombées. En allemand, l'idée même d'éducation est associée à la notion d'image, et un verbe dérivé de l'image a d'abord été introduit par Maître Eckhart pour nommer cet acte de formation. D'autres dérivés permettent contrebalancer cet acte, car dans toute culture, il importe aussi de savoir oublier. Apprendre ne va pas sans "désapprendre", et l'imagination a besoin de la "désimagination", comme d'un complément dialectique nécessaire à l'évolution. Ce désencombrement ouvre au soi l'essence de son être, car l'expérience du fond de l'âme est d'abord "sans images", c'est-à-dire désimaginative. En termes religieux, cette expérience de la plus profonde intériorité revient à trouver en soi le Verbe divin : "C'est ma félicité que Dieu parle en moi" - et c'est très exactement cela que Maître Eckhart appelle "la naissance de Dieu dans l'âme".

FvS : De ce point de vue, la fête de Noël correspond à la naissance de l'Enfant divin dans notre propre âme?

W.W. : A l'origine, la période des fêtes de Noël correspondait aux "douze nuits" du solstice d'hiver. C'était la célébration du retour de la lumière et l'anticipation d'une renaissance de la nature. Les fêtes de la naissance et de la résurrection du Rédempteur divin se superposent à ce contexte temporel du cycle de la nature. Noël peut donc être rattaché à cette symbolique temporelle, mais en fait, il s'agit d'une fête qui transcende et glorifie ce contexte. Tout se passe dans l'étincelle de l'âme, qui est "enceinte du néant" comme Marie était grosse d'un enfant, "et dans ce néant, Dieu naquit, il était le fruit du néant".

 

Trad. Wolfgang Wackernagel